Il y a un passage dans le roman archetype immortel " Nedjma " ( 1956 ) de Kateb Yacine ( Constantine, 1929 - Grenoble, 1989 ) auquel je retourne comme a un chant hypnotique : " Carnet de Mustapha ( suite )," sur les pages 198 - 202. C'est un monologue d'un des quatre protagonistes, Mustapha, qui denoue le destin de Nedjma dans des termes exactes et sans pitie. C'est une analyse a la fois psychique et existencielle qui laisse un froid glacial pour sa verite ineluctable quant a la destruction nefaste de la deracination de cultures soumises a la colonisation perpetuelle. Je lis ce passage a haute voix, pour sa force de chorale ancestrale. Je connais bien les ecrits anciens de Platon, de Socrate, de Aeschylus, Sophocle et Euripide, ayant lu leurs oeuvres dans la langue originelle comme etudiante au lycee en Belgique. L'emotion devant ce passage en " Nedjma " ou Mustapha lamente le destin de Nedjma, a un pouvoir bouleversant. Je sens une reverence face a ces mots, une indignation profonde, une passion volcanique face au faits incontestables du poison mortel que produit la colonisation de peuples fiers et brillants, soumis, prives de leur dignite et but, de leur identite et futur, meme de leur passe. Le fait que Kateb Yacine a su donner vie a cette tragedie dans le caractere d'une jeune femme, de qui a ete vole le moindre espoir a la liberte, rend le passage encore plus dechirant. Si le monde tient debout, d'ici 500 ans, on lira encore a " Nedjma " et ses passages hallucinants partout dans les universites et leur cours literaires . C'est un passage qui donne un coup ravageux a la notion que le colonialisme pourra jamais effacer ses crimes mortels.
Pendant mes 40 annees aux Etats Unis, j'ai perdu compte des instants ou le malentendu, l'indifference, l'ignorance ou le mepris a blesse mon amour - propre. C'est bien que ce soit ainsi, cela m'a fait penser souvent a tous les immigrants du monde qui sont meprises pas pour le fait seulement d'etre immigrants, mais pour leur identite, leur race, leur culture. Dans mon cas, c'etait justement l'ignorance banale... Le mepris envers les immigrants de l'Afrique du Nord que je me rappelle comme enfant, avec des signes " Interdits aux Nord - Africains " dans les vitrines de restaurants et magasins a Bruxelles, est un mepris que je n'ai pas souffert. A travers mes amis et amies noirs ici et auparavant au Texas, je connais le mepris de blancs racistes envers eux, et la passion et intelligence des livres de Kateb Yacine, et aussi la musique de Rachid Taha m'aide a comprendre la peine de belles cultures qui sont meprises pour le simple fait de ne pas etre blanc ou chretien. " Nedjma " brule comme une blessure dans sa trance visionnaire, c'est un livre qui s'impose a travers sa franchise feroce, sa langue celebrale magique et la fureur de ses convictions. La description hallucinatoire que Kateb Yacine elabore de Constantine ou un autre des protagonistes, Rachid, languit sous l'influence de la drogue est inoubliable et terrifiante. Tout dans le livre hurle le desastre et le neant du colonialisme implacable, ce mal qui deracine toute identite, tout espoir autochtone. L'agonie dans ce livre est sublime, une agonie tetue et jalouse de sa force, de son courage et defi.
Ici la nuit est tombee, il faisait chaud aujourd'hui, il y avait un ciel clair, bleu, un vent doux.
Epuisee et attendrie par la relecture de ces passages intenses de " Nedjma ", je cherchais les photos du desert du 7 mars de Djamil Diboune, ces 10 photos lisses, calmes, avec leurs touches d'une ambiance surrealiste, qui rassurent par leur confiance. Jaime beaucoup son courage pour la beaute, pour la lumiere, pour la joie, et pour la poesie de la nature dans le coeur du photographe de la nature kabyle. Dans ces deux extremes de l'esprit berbere, du venere ecrivain rebelle et nomade de l'exile Kateb Yacine, au idealisme resolu, fier et ardent de la photographie de Djamil Diboune, j'ai trouve la conviction au droit a la dignite et liberte de mon esprit creatif et intellectuel.
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